Samuel Brussell cisèle des mots pour l’absente à jamais présente
dans Le Temps

«Comment faire le deuil d’un être aimé? En poursuivant le voyage entrepris ensemble. En vagabondant à travers les pays et les textes. Valérie Barranger, sa compagne de toute une vie, n’est plus. Dans Lettre à Vouchka, Samuel Brussell, écrivain, éditeur, collaborateur du Temps, s’adresse à elle "depuis l’autre rive, au-delà du chagrin, au-delà de l’absence" pour offrir des pages lumineuses, emplies de délicatesse et de pudeur, débordantes d’amour, dans lesquelles on entre sur la pointe des pieds.» – Marco Dogliotti 

Dans un texte pudique et ardent, Samuel Brussell s’adresse à sa compagne disparue, qui a partagé avec lui l’amour des langues et des écrivains 

Sans se soucier de chronologie, les chapitres brefs vont et viennent du passé au présent pour évoquer tour à tour les derniers jours de Vouchka dans une clinique de la Riviera vaudoise, les visites au cimetière valaisan où elle repose, les voyages innombrables qu’ils ont faits ensemble pour être au plus près de l’esprit des écrivains aimés. «Sur les sentiers de la tribu des Walser dans les Alpes (...), en Ukraine, sur les traces de Joseph Roth et des sages hassidim à demi-fous...» Ils ont cherché Stendhal à Milan, Carlo Gozzi à Venise, Umberto Saba à Trieste, les saints en Ombrie et en Toscane, Marina Tsvetaïeva à Gênes, le monde ashkénaze de Mordecai Richler à Montréal. 

Voyager, lire, écrire, traduire, prier, tout cela participait d’un même élan, d’une même fièvre. Pas de différence pour eux entre religion et littérature, cette dernière appartenant au domaine du sacré. Ils ont eu en commun, elle la Française et lui le Juif né à Haïfa, dans les «faubourgs de l’Occident» mais élevé dans la même foi catholique qu’elle, une spiritualité ouverte, à la recherche du christianisme des origines, au plus près de la parole des Apôtres et des Pères du désert. 

Depuis leur rencontre à Paris, au mitan des années 1980, l’auteur et Vouchka ont tout partagé, mené une vie nomade guidée par la passion de la littérature et des langues: «Notre travail faisait chair avec la langue, ce don spirituel que nous reconnaissions et que nous voulions respecter, honorer et partager.» Toutes les langues, pour leur proximité avec le «mystère des origines», avec un tropisme particulier pour les idiomes minoritaires, en voie de disparition, walser, yiddish, gaélique, occitan, romanche. Ensemble, ils ont été à l’origine des belles éditions Anatolia, qui proposèrent une vingtaine d’années durant, de Tina Modotti à Sergueï Dovlatov, de Liam O’Flaherty à Isadora Duncan, un catalogue aussi éclectique que cohérent. 

Le nectar de l’humanité 

À propos de son travail d’écrivain, Samuel Brussell reconnaît que Vouchka a été «la substance de chaque chose que j’ai écrite», tant par sa présence en esprit que par son regard d’infaillible lectrice. De leurs amis communs, ce qu’il aimait le plus c’est qu’ils n’aient d’yeux que pour elle. Comme ce fut le cas, par exemple, de Guido Ceronetti, le «vieux chaman» des lettres italiennes, à qui ils ont souvent rendu visite dans ses dernières années dans le village de Cetona en Toscane, et qu’ils ont traduit ensemble. 

Comment traverser le fleuve du chagrin? En trouvant le réconfort dans l’amitié des proches. Dans les paroles apaisantes des Psaumes, du Cantique des cantiques. Dans le «bavardage bienveillant [qui] est le nectar de l’humanité et la plus belle des offrandes». Dans les gestes simples qui réveillent la présence de l’absente. Ainsi, de retour d’une visite à une poétesse walser dans le val d’Ossola pour s’émouvoir une fois encore des sonorités de sa belle langue tiitsch, allumer une bougie dans une église: «après avoir allumé une bougie qui t’éclaire et éclaire la terre entière, je rentre à petits pas vers l’hôtel à la nuit tombée. Demain je quitterai la vallée enchantée.»

28.01.2023